samedi 6 septembre 2008

Collège Dawson, les conclusions

On a eu le rapport du coroner cette semaine. En gros, on dit qu'il faut contrôler davantage les armes à feu. Soit, c'est une bonne idée, mais il faudrait aussi, et surtout, s'attaquer à la source réelle du problème qu'est l'exclusion à la racine même des institutions occidentales.

Pour éviter d'engorger tout le blogue, je vous laisse dans les commentaires un texte que j'avais écrit au lendemain de la tuerie de Dawson. Il est temps d'essayer de comprendre ceux qu'on appelle des «fous».

1 commentaire:

Maître J a dit...

Essai sur l'humanisme

L'humanisme a connu un drôle de sort pendant la seconde moitié du vingtième siècle. D'une part, on peut penser que cette vision du monde a progressé de façon phénoménale, et ce presque partout. Suite à la victoire sur le fascisme on a successivement vu la naissance de l'ONU, la décolonisation, le féminisme, l'émancipation des noirs aux États-Unis: tous ces moments historiques lourds de sens doivent beaucoup au progrès de l'idée selon laquelle les «êtres humains» sont universellement égaux. L'«être humain» est devenu le dénominateur commun censé transcender toutes les différences (religieuses, nationales ou autres). Les idées selon lesquelles nous sommes tous des êtres humains dotés de droits, des êtres égaux et libres devant la loi, idées qu'il faut évidemment lier aux révolutions américaine et française, accomplissaient des nouveaux gains. L'héritage des Lumières continuait de se faire sentir, par-delà les débordements du nationalisme de la première moitié du siècle. Encore aujourd'hui, de plus en plus, on revendique le fait qu'aucun «être humain» ne soit meilleur qu'un autre, que la démocratie soit dans son essence une valeur universelle, voire même, ce que plusieurs soutiennent silencieusement, que toutes les opinions se valent dans l'absolu. D'autre part, l'idée humaniste a été radicalement remise en question par bon nombre de penseurs qui, à la suite de Heidegger, commencèrent à se demander si le concept d'«humain» était si neutre qu'il ne le paraissait. Empruntant une méthode devant beaucoup à l'analyse étymologique, ce qui sera critiqué par son élève Gadamer, Heidegger soulignait le poids historique très lourd de la notion d'humanité (Lettre sur l'humanisme, 1946 - rappelons qu'il s'agit d'une réponse à L'existentialisme est un humanisme de Sartre). Ce poids n'est nul autre que celui de la langue latine, de la tradition romaine. Ainsi, selon Heidegger, si nous voulons être rigoureux, l'universalisation de l'ordre humain (entendre l'ordre romain), l'intégration de tous dans la civilisation et l'éradication de la barbarie sont des thématiques qu'il faudrait relier à la tradition humaniste. L'avertissement qu'il donne à Sartre trouve une nouvelle pertinence vis-à-vis deux phénomènes sociaux propres à la fin du vingtième siècle: les fusillades scolaires et le terrorisme international.

Malgré qu'ils se produisent depuis quelques dizaines d'années, ces phénomènes choquent encore par leur nouveauté, leur inusité, leur côté radical. Malgré la banalisation de la violence dont on entend de plus en plus parler (on peut se demander s'il y a vraiment plus de violence ou si nous sommes davantage fascinés par elle), ces violences-ci nous terrassent dans ce que nous sommes, humains. Elles touchent le ciment même de notre civilisation. Une nouvelle interprétation de ces phénomènes est nécessaire parce que le statu quo des interprétations actuelles (que nous esquisserons) est insuffisant; il n'entraînera que la répétition de l'histoire, alors que la réorientation herméneutique que nous proposons a pour but d'au moins faire espérer un changement de situation.
En tentant de donner corps à une nouvelle interprétation de ces phénomènes, il faut éviter deux écueils. D'abord, cela va de soi, toute interprétation digne de ce nom devra faire cesser quelques instants le bavardage creux qui entoure ces événements. Certes, il est tout à fait normal, voire nécessaire, de s'indigner publiquement, de pleurer sur toutes les tribunes l'état du monde et le sort des victimes, de leurs familles etc., mais il faut aussi comprendre tout cela comme notre monde, notre héritage commun et, partant, notre responsabilité herméneutique. Il faut surtout, et même impérativement, ramener à l'ordre ceux qui, comme l'actuel premier ministre canadien Stephen Harper, parlent d'une fusillade scolaire comme le fait d'une seule personne dérangée, genre d'ovni social à condamner et à oublier comme un déserteur de la civilisation. Il le faut autant qu'il faut questionner le langage qu'utilise George W. Bush pour parler d'Oussama Ben Laden. Harper, pour parler de Kimveer Gill (auteur de la fusillade de Dawson à Montréal), avait choisi le même qualificatif utilisé par Bush pour parler des terroristes du 11 septembre: coward. Les «tireurs fous» et les «fous de Dieu» seraient ainsi tous deux des «peureux», des gens qui restent en marge des «vrais» débats. C'est comme si l'exclusion, source admise de bon nombre de tueries scolaires et source donnée par plusieurs au terrorisme, était redoublée suite à la mort des tueurs. Ces réactions ont pour effet de faire des tueurs et des terroristes des modèles d'exclusion sociale dans bien des esprits rebelles une peu trop enthousiastes. Le glissement se fait très facilement; certes peu sur la place publique que nous connaissons, mais, justement, presque partout ailleurs. Ce qui se produit, c'est en fait une canalisation grandissante des sentiments rebelles, et ce canal ne trouve tout simplement pas d'issue dans notre espace public, qui est donc attaqué. De quoi sont-ils censés avoir peur (coward), les terroristes fous de Dieu et les tireurs fous? Pourquoi les exclure encore plus en affirmant avec assurance leur folie? Cette folie est aussi la nôtre: il faut chercher à élucider de quoi les fusillades et les attaques terroristes sont le symptôme collectif, surtout dans un contexte dit «mondialisé».
Pour notre part, cette réflexion est naturellement portée vers les nouveaux lieux de la mort en masse: l'école et les lieux publics en général, non pas sur le fait de tuer en masse lui-même, qui est malheureusement aussi vieux que le monde. C'est effectivement le fait qu'on tue dans les écoles, dans le métro et au travail qui choque autant. Plusieurs parleront d'une banalisation accrue de la violence pour expliquer les nouveaux phénomènes, mais nous croyons que cela n'explique pas du tout leur spécificité. Certes, il s'agit d'un facteur nécessaire, mais non suffisant pour déclencher une fusillade scolaire ou un acte terroriste.

Aussi, nous ne voulons pas tenter l'exercice hasardeux de déterminer, dans le cas des fusillades, pourquoi Montréal et pas Toronto ou Vancouver, ni de comparer ce qui s'est passé ici avec ce qui se passe aux États-Unis. Ce genre d'analyses relève de la sociologie beaucoup plus que de la philosophie et demande un travail empirique d'envergure qu'il ne nous est pas donné de faire ici. L'interprétation simple et somme toute vraisemblable des fusillades, donnée dans le film Bowling for Columbine de M. Moore est aujourd'hui largement partagée : il y a plus de fusils en circulation aux États-Unis qu'au Canada, donc plus de fusillades dans leurs écoles, et plus de meurtres en général. Mais les fusillades dans les écoles ne sont plus que l'affaire des États-Unis. On pourra dire que le phénomène est né au sud de la frontière et qu'il s'est simplement étendu vers le nord (comme pour une foule de bouleversements sociaux depuis plus de deux siècles); qu'il s'est produit trois fois à Montréal pour d'autres raisons encore. Or, malgré qu'on puisse ajuster les interprétations socio-historiques aux nouvelles réalités, le contrôle des armes et la banalisation de la violence ne répondent qu'à une facette de la question. Les mêmes facteurs sont cités quand on tente d'expliquer le nombre élevé de meurtres tout court aux États-Unis. Ne faut-il pas essayer de comprendre les phénomènes dans leur spécificité? Nous croyons à l'importance d'étudier leurs effets sur lesdits «êtres humains» et ce en amont de toute étude sociologique détachée. Une personne tuée dans une école ou dans le métro, c'est un meurtre d'un genre tel qu'il fait réagir davantage que tout autre genre de meurtre. C'est cette spécificité que nous devons sonder si nous voulons comprendre les phénomènes.
M. Moore présente une théorie sur le terrorisme qui est aussi largement répandue, toute aussi vraisemblable, selon laquelle l'interventionnisme américain en politique internationale depuis 1945 est le grand responsable du terrorisme dont ce pays est aujourd'hui victime. Or, les multiples interventions internationales des États-Unis depuis la fin de la guerre sont loin d'être concentrées au Moyen Orient. Le terrorisme, du moins celui dont on parle tout le temps, ne vient pas d'Amérique latine, lieu de bon nombre d'interventions américaines. Le choc qu'on connaît présentement entre l'islamisme fanatique et le l'Occident, qu'il soit réel ou apparent, nécessaire ou évitable, dépasse la conjecture socio-historique actuelle. Nous croyons presque qu'un isolationnisme politique américain depuis 1945 n'aurait pu faire éviter le 11 septembre. Ce n'est pas par hasard si les musulmans terroristes parlent d'une guerre sainte. C'est d'ailleurs ce qui fait autant réagir. Ils croient que l'Occident a perdu les préceptes d'une vie bonne, qu'il a perdu son sens religieux. Mais encore une fois, on ne les prend pas au sérieux; on refuse de négocier avec eux.

La frénésie médiatique qui entoure de tels événements semble concertée et unifiée. Très peu de débats sont ouverts: on condamne le(s) tueur(s) et leur marginalité (tout en la redoublant - on les traite de peureux fous), on manifeste notre empathie pour les familles et amis des morts, les gens traumatisés, et surtout on en parle; on en parle vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour banaliser et rendre familier, diront certains. Au-delà de tout ce bavardage, peut-être dirons-nous même à sa source, on trouve le fait que tuer des gens pendant qu'ils sont dans un édifice à vocation académique, dans un avion, au bureau, cela touche profondément la culture humaniste de l'Occident. Les tueries continuent de se produire. Les terroristes continuent de sévir. On continue de s'en indigner autant malgré que la nouveauté des phénomènes devrait logiquement s'être estompée. Les réactions suscitées par de tels actes tient au choc conceptuel profond qu'ils impliquent. Les tueries scolaires et le terrorisme international forcent un changement dans le paysage conceptuel actuel qu'il est temps de penser concrètement et collectivement pour que les pulsions y menant n'aient plus lieu. Si le phénomène continue, une des raisons en est qu'il n'a pas été compris. On continue de prôner l'inclusion à tout prix de ceux qui seraient «à risque» de commettre de tels actes. Mais d'où viennent ces gens «à risque»? De quoi sont-ils exclus? N'est-ce pas justement un culte fanatique irréductible de l'exclusion, tout ça? Les tueurs dans les écoles et le terroristes nous disent justement cela: ils ne veulent pas être «inclus» dans quoi que ce soit. Ils nous crient que l'unification de tous les êtres humains n'est à leurs yeux ni possible, ni souhaitable. Ils sont un symptôme des débordements de l'humanisme lui-même. Ils prouvent que l'égalité de tous, la liberté et la fraternité entre tous les hommes et toutes les nations, ce sont des concepts très exclusifs, et ce autant qu'ils prétendent être inclusifs. La grande famille humaine est censée protéger tout le monde, sans exception. Mais du moment que quelqu'un revendique sa non-appartenance à tout cela (ce qui se produit de plus en plus: l'humanisme est en crise dans le monde intellectuel depuis soixante ans déjà, on le soulignait d'entrée de jeu), il sera potentiellement porté à manifester sa différence à la mesure de ce dont il se veut exclu. Nous devons accepter cette possibilité, ouverte par nos propres valeurs, pour espérer l'éliminer. Les institutions de l'espace public (l'école, le travail, les lieux de transport en commun, le parlement) sont justement celles censés inclure tout le monde, lieux des plus grandes réalisations humaines. Elles sont les exemples de la société elle-même. «Je suis homme. Rien de ce qui est humain ne m'est étranger.» (Térence) Mais dans ce contexte, que devient, justement, l'étranger?

Même si je souhaite personnellement un plus grand contrôle des armes à feu, il ne sera jamais très difficile de se procurer des armes, que ce soit légalement ou illégalement. Et malgré un certain contrôle des armes nucléaires, il ne faut pas être naïf face à la situation internationale. L'espace public est présentement en crise profonde en Occident et la disponibilité des armes pour les exclus nous oblige à le repenser. La crise qu'il s'agit de penser, d'intégrer à la progression des institutions pour désamorcer les tueurs et les terroristes potentiels, c'est la crise de l'humanisme. Cette conviction nous vient des propos du dernier «tireur fou» de Montréal, celui qui a fait feu au Collège Dawson. La seule assise conceptuelle qu'il ait lui-même donnée a ses actions est une haine de l'humanité. Il faut prendre les tueurs au sérieux. On a effectivement l'impression que personne ne le fait, alors même qu'on décrie leur exclusion. On les traite de fous, alors qu'ils détiennent une des clés du monde de demain.


Jérémie McEwen